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Je suis une feuille.
Je suis une feuille.
J'en ai vu passer, des choses.
Je fus d'abord un arbre, avant, une graine, et encore avant, un autre arbre.
Et bien avant ça, comme tout le vivant de cette planète, j'étais une étoile, j'étais l'univers. Un univers entier, plein d'une harmonie violente, tantôt glaciale ou bouillonnante, tantôt abyssale ou exubérante.
Mais aujourd'hui, je suis une feuille. Oui, "aujourd'hui", car le temps passe et je le sais. Je suis le témoin de chaque nouvelle journée, je suis la mémoire que chaque journée passée. À chaque instant, des milliers de plumes me donnent vie, à la manière des oiseaux qui s'établissaient sur mes branches, les hommes instaurent leurs existences sur mes pages.
J'en vois, des choses.
Ce qu'on m'écrit le plus, ce sont des connaissances : je redécouvre à chaque instant les mathématiques, l'histoire, la chimie, la philosophie. Mais ce que je préfère, ce sont les balbutiements scripturaux des apprentis de l'écriture. Avec eux, je redécouvre à chaque instant quelle merveille c'est d'avoir un langage, et de pouvoir, par des symboles, dessiner des sons. Plus que des sons, des pensées entières, des réflexions poussées, et puis juste, simplement, des extraits de vie, des histoires drôles, des histoires tristes, des histoires chaudes, des histoires chics, des histoires...
Des histoires.
J'avais un univers, j'en ai aujourd'hui des milliers. Dans ces histoires, ces mythes, ces chansons de gestes, ces légendes, ces récits...
Tous ces mots que l'on gratte sur ma peau, ils sont autant de portes vers des mondes chaotiques, fantastiques, lubriques, historiques, scientifiques, fantasmagoriques, platoniques, idylliques, horrifiques, épiques, machiavéliques, sadiques, extatiques, statiques, mirifiques, philosophiques, spasmodiques, politiques, héroïques, anthropiques, tragiques, critiques, hippiques, hyperboliques, sporadiques, dramatiques, comiques, elliptiques, oniriques, ironiques, liturgiques, magnifiques, iques, iques...
Voyez : par des mots sans sens et sans suite, sans logique et sans malice, sans tambour ni trompette, et surtout sans prétention aucune, à mon tour je fais naître des couleurs, des images, des ardeurs.
Mais c'est à vous que je dois tout, je ne fais que jongler avec des lettres, des sons, des mots. Je n'aurais pas le courage ou la force comme vous, de créer du tout au tout tant et tant d'échappatoires, d'observatoires, ou d'isoloirs.
Je suis plutôt, moi-même ... Un mouroir.
Un mouroir, un miroir dans un boudoir éclairé par des bougeoirs où se laissent choir les histoires obscurcies par le noir, oubliées des mémoires, isolées, sans plus y croire.
Un son.
Mille mots
Un seul jeu, que chacun interprète comme il le veut.
Regardez : d'une feuille, je suis devenue un jaguar dogmatique, un parloir empirique, un mouchoir...
En fuite.
En fuite, toujours.
Combien de fois n'ai-je pas fini en boule ?
Les réussites aussi bien que les échecs, et surtout, le reste. Le plus souvent, mes vies s'achèvent au fond de tiroirs, pleins de poussière. Heureusement que les mots, eux, ne partent pas. Tant de passages vers d'autres tiroirs, d'autres placards, d'autres mondes plus ou moins lointains, plus ou moins distrayant, plus ou moins effrayant.
Factures téléphoniques.
Brouillons de dissertations.
Lettres d'amour.
Diplômes.
Constats d'accidents.
Et puis...
Poèmes.
Idées.Ratures et
Autres tournures.Farces.
Cartes.
Acrostiches et
Textes pastiches.
Gribouillis.
Plans.
Fouillis.
Des blancs, aussi.
Mais surtout... :
Des rêves.
Des rêves infinis.
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